LA RUE DUPETIT-THOUARS D’ALGER, DE LA CITE BISCH AUX 4 CANONS

Du poète vagabond François Villon, au corsaire Sampiero Corso, venus entourer cette incroyable rue en tire-bouchon, le Grand Amiral français Dupetit-Thouars saurait-il devenir conteur de nos jeunes années lui qui a tout entendu ?
Se souviendrait-il de la romance de Maître Pathelin ou du perroquet corse amateur de sardines qui enchantaient le voisinage par la touche de malice que chacun savait y voir ?
Centre stratégique de notre rue : l’Epicerie de Madame Antoine. Rez-de-chaussée de notre immeuble semblant droit venu du 19e siècle tant le lieu très sombre tenait plus du bric-à-brac Compagnons d’Emmaüs avant la lettre que de l’épicerie.
Madame Antoine drapée d’un immuable tablier noir, chignon serré, lunettes en fer s’obstinant à glisser sur un nez fort heureusement long, trônait derrière un comptoir patiné au milieu duquel une antique balance disait la bonne mesure dont elle seule connaissait le résultat, le total des différents poids en fonte posés sur le plateau étant impossible côté client.
Exclu de cette subtile opération de pesée, le pauvre Antoine relégué aux manipulations les plus ingrates, au balayage et à l’arrosage devant la porte les jours de grosse chaleur.
Il avait depuis longtemps abandonné toute tentative d’autorité au bénéfice de la tranquillité.
A portée de main de Madame Antoine les produits les plus demandés afin d’éviter d’inutiles déplacements : paquets de café Nizière sur lesquels se détachait un lion triomphant, pâtes Ferrero, anchois de Papa Falcone, Sélecto et huile Tamzali, vin Montserrat et apéritif Dabi ; Tous produits locaux bienvenus en ces temps de guerre (39-45), ces denrées de première nécessité n’arrivant plus de France.
Madame Antoine n’était pas ma sorcière bien-aimée – Un balai de paille effrangée à sa droite qu’elle s’apprêtait d’enfourcher au moindre chapardage de trois sous de réglisse cachou, les enfants rôdant autour du comptoir n’étaient pas les bienvenus.
Elle eût un jour l’audace de dire à mes parents que « je lui avais crié en pleine figure que sa glace n’était pas fraîche ! » Les trois kilos de glace remontés chaque jour jusqu’à mon troisième étage pesaient à mes jambes d’enfant, et j’ai pu tout au plus, peut-être, affirmer à Madame Antoine que la glace de l’épicier mozabite voisin, que je trouvais sympathique « était légèrement plus glacée que la sienne ».
De mon appartement je profitais d’une vue plongeante sur les habitations voisines –Longues heures d’observation et de solitude, ma mère ne souhaitant pas « que je joue dans la rue comme un petit voyou ! »
Le bénéfice de l’étage élevé – sans ascenseur – était tout à fait relatif dans notre belle ville, car si la vue de la superbe baie d’Alger était un spectacle permanent, de jour comme de nuit, il en allait autrement des odeurs. Elles montent les odeurs et en montant ne perdent rien de leur puissance. Passe pour l’odeur du café, grillé dans les petits cylindres en fer tournant sur un kanoun, de nos voisins arabes – Mais vers onze heures les oignons commençaient à blondir dans les casseroles, et cela tient longtemps l’odeur de l’oignon frit, compensé fort heureusement par celle des poivrons grillés rouges ou verts.
Autre souvenir olfactif très prégnant aussi : les sardines grillées – Mais les nôtres, oui les nôtres, ces petites sardines argentées tout droit venues de Bou-Haroun ou de Chiffalo ou encore ces délicieux anchois de Castiglione pêchés au lamparo qu’aucun port de La Turbale ou de Saint- Jean- de- Luz ne saurait nous faire oublier.
Surplombant l’épicerie de Madame Antoine notre immeuble se composait de deux étages.
Au premier une personne imposante prenait un soin jaloux de sa fille, sensuelle à souhait et dont les charmes constituaient manifestement l’unique ressource de la famille – Ce que confirmaient les visites fréquentes d’un homme élégant aux chaussures vernies, bienveillant protecteur de ces deux femmes si discrètes dont la vie attisait la curiosité des voisins.
Sur ce même palier une famille dont le père, officier de police possédait une puissante voix de ténor qui retentissait dès le matin. Habilement tourné vers les fenêtres de sa séduisante voisine à peine réveillée de sa chaude nuit d’amour, il attaquait :
« Je pense à vous quand je m’éveille
Et de loin je vous suis des yeux ».
Je dois à la vérité de dire, observateur attentif que j’étais de la situation, que jamais la déclaration ainsi proclamée à pleine voix de « La Romance de Maître Pathelin » n’eût le moindre écho dans le cœur de notre cruelle jeune femme, indifférente à la fois à l’autorité d’un représentant de l’ordre (sic) et au charme d’une délicieuse romance.
Triste succès pour notre policier, dont la mélodie on le sait, prémonitoire en quelque sorte se termine par :
« Voilà, voilà ce que je veux vous dire !
Mais hélas, j’ai trop peur de vous ! »
Au second étage un ménage arabe, dont le mari travaillait à ce qui était encore à cette époque, à Alger, le Bon Marché, rue d’Isly. Il rentrait chaque soir un peu éméché, montant cependant avec beaucoup de dignité les interminables escaliers Sampiero Corso.
Cette famille arabe était la seule à offrir chaque matin un spectacle haut en couleur sur le rebord de sa fenêtre grande ouverte : couvertures rouge et verte, édredon d’un orangé éclatant prenaient l’air ou plutôt les premiers rayons d’un soleil déjà torride – Pratique toute méditerranéenne que seuls pouvaient se permettre les hauts quartiers d’Alger, loin des rigueurs du haut plateau d’Isly ou autre richissime rue Michelet.
Une famille corse occupait le second appartement de l’étage. Braves gens dont le seul centre d’intérêt tournait autour de Jacquot, magnifique perroquet auquel ils avaient patiemment appris quelques mots (sans aucun accent !) – Aussi lorsque le marchand de sardines lançait vers les étages son cri de « Sardines…ya » le perroquet, un peu encouragé par l’espiègle maman corse, légèrement en retrait du balcon, répondait par « Ahmed, sardines combien ? Ahmed, sardines combien ? »
Pleine d’espoir une voix lançait vers les étages « Cinq francs, Madame » – Cependant que le perroquet poursuivant son inlassable « Ahmed, sardines combien ? » jusqu’à ce que le marchand découragé continue sa déambulation de maison en maison, « Sardines…ya – Sardines…ya »…
Ces sympathiques corses prenaient un plaisir pervers à s’amuser ainsi. On les comprend : gardien de prison de père en fils à la prison de Barberousse, Jacquou le perroquet était leur seule distraction.
Notre immeuble donnait sur une maison d’un seul étage occupée par une famille italienne dont le père avait fui la pauvreté de son pays dans l’espoir d’une vie meilleure en Algérie.
Parlant encore mal le Français après des années d’exil, docker sur le port d’Alger, épuisé par les efforts de la journée, il remontait le soir, rouge de sueur, les Sampiero Corso.
Mais lui ne titubait pas. Il n’aurait pu se le permettre : huit enfants à nourrir.
Courageux, économisant sou à sou sur un salaire déjà maigre, après des années de labeur sa maison lui appartenait enfin. La mère tenait la famille avec autorité et un sens de l’épargne rigoureux. Chaque été, sur une petite terrasse, séchaient des kilos de grosses tomates bien rouges, destinées aux innombrables plats de spaghettis, essentiel des repas familiaux.
Les ai-je enviés ces spaghettis !
Cette mamma parlait le Français avec un joli accent chantant que j’entends toujours, poursuivant l’un des enfants pour lui « flanquer une bonne raclée », lorsque les carnets scolaires n’étaient pas au zénith. Les cris qu’elle poussait en corrigeant l’un ou l’autre jaillissaient spontanément en italien !
L’effet souhaité fut une réussite : médecin, haut fonctionnaire, chef d’entreprise, dentiste…
Ils étaient mes amis. Ils le demeurent – Et soixante ans après je les retrouve avec émotion.
Attenant à la maison italienne un troisième bâtiment complétait cet ilot de la rue Dupetit-Thouars. Trois étages, trois familles arabes assez jeunes, de nombreux enfants et une joyeuse animation permanente se mêlant dans une belle cacophonie à celle des enfants de la famille d’origine italienne toujours très en voix.
Grande fête les jours de mariage, liesse aux trois étages, les you-yous des femmes retentissant loin dans le petit monde de la rue Dupetit-Thouars et au-delà vers les tous proches contreforts de la Casbah pour clamer l’heureuse nouvelle.
Dans la cour du rez-de-chaussée les hommes chantent et dansent au son de la flûte, du tambourin et du derbouka.
Les plateaux de makrouts, cornes de gazelle et zlabias gorgés de miel passent de main en main accompagnés de thé à la menthe versé en cascade dans de petits verres décorés.
Les femmes restées à l’intérieur chantent elles peut-être elles aussi –
Parent-elles la mariée de bijoux et de pièces d’argent, et lui maquillent-elles les yeux de khôl et les mains de henné ?
Nous ne le saurons pas et ne la verrons jamais.
Au fil de la nuit la danse des hommes se poursuit scandée de you-yous.
Le Maître de maison danse à son tour, les invités glissent quelques billets dans ses mains en remerciement de leur invitation à cette soirée de fête.
La nuit sera longue rue Dupetit-Thouars.
Plus silencieuse : les soirées de veillée d’un mort ; les hommes, encore eux, seuls, réunis au rez-de-chaussée. Assis en tailleur, en rond autour du défunt posé à même le sol, ils psalmodient une cantilène obsédante implorant Allah.
Au matin, le corps part vers le cimetière d’El Kettar à dos d’hommes se relayant, chacun souhaitant l’honneur de porter celui qui s’en va.
Le convoi traverse en silence la rue Dupetit-Thouars, et remonte ensuite le boulevard de la Victoire vers El Kettar.
Lorsque meurt un enfant le rituel de l’enterrement est plus bouleversant encore. Le père porte seul, dans ses bras, le petit corps enveloppé d’un linceul blanc.
Entouré de la famille, d’amis, d’hommes toujours, dans le silence tous avancent d’un pas accéléré, presque de course, comme s’ils avaient hâte de donner un lieu de repos à cet innocent disparu.
Tous les sons reviennent, le perroquet et la romance de Maître Pathelin, la mamma et les you-yous, les pas glissés vers El Kettar.
Tout à coup un bruit couvre tous les autres, celui des crotales de fer des hommes bleus du désert, dansant en rond et roulant de gros yeux.
Je vais leur porter quelques sous.
Nous ne savions pas, alors, que nous étions heureux.

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Eh oui Mustapha, tu as bien deviné ! J’habitais bien au-dessus de la boulangerie Débouza – Madame Sintès habitait le même ensemble au 31. Son fils Albert était un excellent tailleur. J’habitais au 31 bis, c’est à dire en haut des grands escaliers. Monsieur Abbas, de l’hôtel du Muguet a acheté l’ensemble (le 31, le 31bis, et le 33) et il est devenu notre propriétaire, très sympathique d’ailleurs – Mais ce que tu ne me dis pas c’est où tu habitais toi-même Mustapha ? As-tu connu mon camarade Moussaoui qui habitait au 23 ? Cordialement A. Limoges
Je suis né au 21 rue Dupetit thouars le bâtiment de monsieur dinero et oui j ai connu Mustapha qui habitais au 23 chez monsieur Aouidat ( Boualem petit) et mon frère à travailler chez monsieur sintes.
Et aussi au sujet de la cité Bisch,ayant été taxi sur Paris J’avais pris comme client des descendants de la famille bisch qui m’en expliquer que les gens qui travaillaient chez eux Disait Sidi bisch
Sidi : c est monsieur
Merci Mustapha pour les précisions concernant l’origine du mot « Bisch » devenu Cité Bisch; Cette rencontre à Paris, avec des descendants de la famille Bisch est assez étonnante et précieuse pour les renseignements recueillis que je noterai ultérieurement dans mon blog. Avec les amitiés d’un enfant du quartier !
Un habitant d’ALGER ou un voyageur nostalgique pourrait il me faire parvenir quelques photos de la Rue DUPETIT THOUARS. J’habitais au 88 de cette rue et j’y ai laissé une partie de mon enfance et de mes souvenirs merci merci
Bonjour André,
je travaille actuellement sur la biographie de la famille JEHEL qui a vécu rue Dupetit-Thouars. Cette biographie ne sera pas commercialisée et ne sera destinée qu’à la famille (essentiellement les petits enfants) qui ne se rendent pas compte de cette époque malgré tous nos efforts. Me donnez-vous l’autorisation d’ajouter les 2 photos, celle de la porte d’honneur et celle du palais dit du coup de l’éventail à cette biographie?
D’avance je vous remercie
très cordialement
Michel Emile GROS
Bonjour Michel, c’est avec plaisir que je vous donne l’autorisation de reproduire les photos souhaitées. Ainsi vos petits enfants auront une idée plus précise de votre histoire familiale. Bien cordialement André Limoges
Vous souvenez-vous du « café de l’horloge » au 1 de la rue Dupetit-Thouars ?
Et de l’épicerie Sapena, juste à côté. Monsieur Sapena est décédé fin 1946.
Comment pourrais-je oublier le café de l’Horloge ? Durant de nombreuses années mon père y a « tapé » la belotte au milieu de ses amis, tout en savourant son bock, et je l’y accompagnais quelquefois, ayant droit à une grenadine !
Je crois me souvenir qu’un très ancien propriétaire du café fut Monsieur Stopa, dit Félix. Dans les années 60 la famille Ligouri lui aurait je pense succédé. Quant à l’épicerie Sapena, à l’angle de la rue Cavour, ce fut celle de notre famille et plus largement de tout le quartier ! Merci d’avoir évoqué d’aussi lointains et précieux souvenirs. A.Limoges
Bonsoir et joyeux Noël , À tous les anciens du quartier de Sidi bisch .