DE QUELQUES LIBRAIRIES D’ALGER
Dans l’Algérie des années 50, trois librairies d’Alger se démarquent dans ma mémoire pour des raisons fort différentes.
Soubiron me vient immédiatement à l’esprit, non par son style, mais plutôt par l’importance qu’avait prise cette librairie dans le panorama du livre en Algérie.
En effet, Soubiron est le fournisseur principal de l’Education Nationale qui achète là ces milliers de livres mis gracieusement à la disposition des élèves.
Marché d’autant plus conséquent si l’on songe que les autres livres, non offerts ceux-là, seront aussi achetés chez Soubiron.
D’où l’aspect de ce lieu très vaste, tout en longueur à l’angle des rues Dumont D’Urville et de Tanger, où nous aboutissions à chaque rentrée scolaire, face au restaurant El Baçour réputé pour l’excellence de sa cuisine orientale.
La librairie Soubiron : un lieu actif, un peu impersonnel qui ne prête guère à la flânerie ; on y vient sûr de trouver sa géographie Gallouédec et Maurette ou son Isaac et Mallet. Comparable à cette époque à ce que sont devenus « Gibert Jeune », à Paris, Boulevard Saint Michel, le Furet du Nord à Lille, ou Mollat à Bordeaux.
Ses vitrines exposent peu de livres d’art mais plutôt mappemondes petites et grandes, boîtes de compas et de peinture, et en fond de vitrines quelques unes de ces étonnantes cartes de France, introuvables aujourd’hui, qui nous apprennent que « Notre pays a quatre grands fleuves : la Seine, la Loire, la Garonne et le Rhône », ce qui n’était peut-être pas tout à fait suffisant à parfaire notre connaissance de cette terre d’Algérie que nous habitions….
Chaque année les librairies participaient à la braderie qui envahissait la ville, et elles tentaient elles aussi de se débarrasser de parutions qui n’étaient plus récentes depuis un certain temps !
J’achète ce jour là, 16 août 1951, sur l’étalage de rue de Soubiron un livre de Louis Jouvet, que j’admire. Rentrant chez moi, j’apprends que Jouvet vient de décéder ce même jour sur la scène de son théâtre l’Athénée, en répétant « La puissance et la gloire » de Graham Green.
Je ne l’entendrai donc jamais sur scène dans Dom Juan, Arnolphe de « L’école des femmes », ou Knock « Est-ce que ça vous gratouille, ou est-ce que ça vous chatouille ? ».
A partir de la Librairie Soubiron commence la rue d’Isly : à gauche deux grands magasins de chaussures : les chaussures BATA, et «ANDRE le chausseur sachant chausser ! », face au Casino Music-Hall. Et, de suite deux librairies, aussi distinctes qu’il est possible, l’une de l’autre : Relin et Chaix.
La Librairie Relin : située, elle, à l’angle de la rue d’Isly et de la rue de la Poudrière qui mène au cinéma Olympia, pour aboutir ensuite, rue Mogador.
Etonnante cette librairie, peut être l’une des plus anciennes d’Alger et dont les nombreuses vitrines, alignées sur deux rues ne prétendent à aucune décoration attrayante et affichent plus volontiers le Code civil qu’un énième livre d’art sur les splendeurs de Versailles.
La boutique est profonde et les rayonnages fort hauts consacrés aux livres scolaires, aux parutions récentes de romans, essais, livres d’histoire.
La caisse se situe tout près de l’entrée et même sans « code barre », qui reste à inventer, il sera impossible d’y échapper à la sortie !
Mais le lieu le plus surprenant se trouve au fond du magasin.
On y accède par deux marches, qu’après vérifications par les vendeurs qui nous ont accueillis que ce que nous souhaitons ne se trouve vraiment pas dans la première salle : un lieu réservé en quelque sorte et dont il faudrait assurer une espèce de sécurité.
Un personnage étrange règne sur ce lieu protégé.
Petit de taille, revêtu d’une éternelle blouse grise qui flotte autour de lui, à la façon d’une défroque de sacristain mais d’église très pauvre, il semble évoquer un personnage de Simenon sans couleur et sans passé, tel « Le petit homme d’Arkhangelsk » ou le Salavin de « La Confession de Minuit » de Duhamel, qui ne rendait jamais les livres empruntés s’y étant tellement attaché, et les remplaçait par d’autres exemplaires achetés.
Ce vendeur, gris comme sa blouse, nous impressionne dès l’abord. Il semble ne s’intéresser à aucun des étudiants ou professeurs qui savent ne trouver qu’ici le livre désiré.
Après un moment de frilosité et la demande formulée, le livre arrive immédiatement de quelque recoin secret où nous ne l’aurions jamais déniché. Notre libraire tourne alors le dos et disparaît derrière une pile de son invraisemblable caverne.
A-t-il vu arriver Kateb Yacine, venu chercher un document rare destiné à l’un de ses articles dans Alger Républicain ? A-t-il reconnu Mouloud Ferraoun, client fidèle cependant, à la recherche d’une documentation destinée à ses jeunes élèves ?
Camus autrefois, Max Pol Fouchet et l’éditeur Charlot dans les années 50 sont-ils venus solliciter souvent l’homme mémoire de chez Relin ?
L’on se plaît à les imaginer amorçant une conversation littéraire avec lui sur tel auteur introuvable – Que n’étions-nous alors présents, simulant de feuilleter quelque improbable brochure, et les écoutant…. Rêvons….
Qui est le petit homme ? Où s’en va-t-il, une fois sa blouse rangée ?
Il remonte la rue Mogador, hésite un instant devant une pâtisserie orientale assez chère, puis attaque le serpentin des Tournants Rovigo (évoqué déjà dans ce blog) et s’offre au Cadix le luxe d’un gros beignet brûlant tout imprégné d’huile, bien moins onéreux qu’une pâtisserie.
Parvenu à la Cité Bisch, quelques marches encore, et la rue Dupetit Thouars : sa chambre est au numéro 11 de la rue, au premier étage – Une pièce assez petite, tout à la fois chambre, cuisine et cabinet de toilette. Une fois entré, nous ne l’entendrons plus : aucune musique, aucun bruit, aucun meuble déplacé ou heurté : aucune voix jamais ; car notre petit homme vit seul, depuis toujours. Du moins, de mémoire d’une partie de notre famille, depuis qu’elle s’est installée dans l’appartement jouxtant sa chambre, avec ses quatre enfants un peu bruyants et chahuteurs. Ce dont il ne se plaindra jamais, saluant un peu distraitement dans l’escalier, et fermant vite la porte derrière lui.
Qui était vraiment le petit homme gris de la Librairie Relin ?
La Librairie Chaix est la propriété des deux frères Chaix.– Elégants, ils vous accueillent souvent eux-mêmes au seuil de ce magasin luxueux, situé à quelques mètres de la Librairie Relin dont ils se distinguent en tout. Leur emplacement semble à l’image de leur personnalité sous un signe impérial et royal à la fois : face à l’Hôtel Marceau que nous dirions de nos jours « de bon confort 2 étoiles », et à quelques mètres de « La Confiserie Royale » dont la devanture bleu pastel et or éclate de lumière. « La Confiserie Royale » sera l’un des mystères des années de guerre 1939-45 : ses chocolats surfins, ses confiseries et pâtes de fruits multicolores sembleront avoir ignoré le temps de disette et d’approvisionnement.
Entrer dans la Librairie Chaix équivaut un peu à entrer dans un Club : l’idée ne nous viendrait pas de demander aux frères Chaix les livres de 6e de l’un de nos enfants, mais bien plutôt, le dernier Goncourt : « Le Rivage des Syrtes » de Julien Gracq, par exemple, paru en 1951, et que l’auteur refusera, ou encore « Le Dernier des Justes » d’André Schwarz Bart en 1959.
Les derniers livres les plus luxueux ou quelques Pléiade récente seront achetés là pour Noël ou un prochain anniversaire, la Librairie Chaix se faisant même l’éditrice de reliures d’art restées célèbres.
Un étrange souvenir me lie pour toujours à la Librairie Chaix.
En 1952 paraît « Les Saints vont en Enfer » de Gilbert Cesbron, dans lequel il relatait la belle aventure des « Prêtres ouvriers » à laquelle le Vatican finit par mettre fin.
L’ouvrage eut un retentissement considérable dans la presse, ce qui démultiplia le chiffre des ventes. Lorsque celles-ci se ralentirent le livre parut en livre de poche, et je l’achetai aussitôt chez Chaix.
Quelques années encore, lors du retour en Métropole, le livre disparaît avec beaucoup d’autres, et je l’oublie.
Un soir de Noël, famille réunie, l’un de mes neveux m’offre un livre qu’il vient de trouver à Paris, sur les quais : « Les Saints vont en Enfer », ma signature sur la page de garde.
Quel chemin aura pris ce livre depuis une rue d’Alger, les quais, un bateau, les quais encore mais de Paris cette fois, et une petite ville d’Ariège ce soir de Noël où ce cadeau est le plus beau que j’aurai reçu ?
Chaque année Gilbert Cesbron fait paraître un livre pour lequel je l’accueille sur l’antenne de Bordeaux- Aquitaine avec un plaisir toujours renouvelé tant l’homme est passionnant.
Je lui raconte l’anecdote du livre re-trouvé. Elle le touche, il souhaite y inscrire quelques mots. Le livre me devient plus précieux encore.
Un déménagement plus paisible cette fois, des enfants accédant à leur guise aux livres, et le petit livre de poche disparaît cette fois définitivement.
En 1978, un an avant sa mort je rencontre Gilbert Cesbron, pour la parution de « Huit paroles pour l’éternité ». Je lui dis ma tristesse, ma honte aussi pour cette négligence.
Gilbert Cesbron me rassure, et m’affirme qu’il est bien qu’il en soit ainsi : ce livre est venu vers moi, a suivi un long périple et va enfin maintenant à la rencontre de nouveaux lecteurs.

Vous pouvez laisser une réponse.
- que de souvenirs remontent en mémoire, resurgissent d’un passé jamais oublié, mais enfoui au plus profond de soi et prêt, à la moindre occasion à se manifester, à embellir cette période que l’on voudrait nous faire oublier en nous culpabilisant,
- que du bonheur …………..
Bien sûr Yves qu’il ne faut jamais rien oublier de ce que nous avons vécu ensemble, bonheur et malheur confondus.
Et c’est pour lutter contre la mauvaise foi que tu évoques qu’il est nécessaire d’apporter autant de témoignages pour dire notre vérité, et non pas celle que l’on voudrait nous imposer.
Quel bonheur de lire vos souvenirs. J’ai parfois évoqué Robert Chaix dans plusieurs de mes livres, il m’aida à devenir amoureux de Julien Gracq.
Bonjour
Nous vous remercions de cette belle description de la librairie de mon père et de mon oncle.
Cordialement
Laurent CHAIX
Je suis d’autant plus sensible à votre message que je reçois ce mot de l’écrivain et peintre Jacques Aréna qui m’indique « Avoir parfois évoqué dans ses livres Robert Chaix qui l’aida à devenir amoureux de Julien Gracq ». Autre beau souvenir de cette librairie et de ses influences. André Limoges
Votre message évoque l’influence reçue de Robert Chaix, qui vous a amené à Julien Gracq – Un autre algérois Sauveur Galliero vous a conduit vers la peinture – Heureux parrainages que ceux-là pour « le jeune maquisard perdu du Sahel » que vous étiez alors.
Cordialement André Limoges